| Rédactrice invitée : Catherine Mavrikakis

Rédactrice invitée : Catherine Mavrikakis

Rédactrice invitée : Catherine Mavrikakis

20 octobre 2016 - Actualités

Publié en 1960, Le Libraire de Gérard Bessette décrivait comme l’a montré le critique Aurélien Boivin, un Québec nouveau. Hervé Jodoin, qui devient commis-libraire à la Librairie Léon, à Saint-Joachim, est témoin du changement social que connaît l’époque. Il conseille des livres ennuyeux à ceux et celles qu’il ne veut plus revoir et se fait engueuler par le curé pour avoir vendu un Voltaire, L’essai sur les mœurs, à un collégien. Dans le capharnaüm, le lieu où le propriétaire de la librairie conserve les livres à l’index, sont déposés non seulement ce que le Québec censure, mais aussi les ferments du progrès. Le Québec d’antan a besoin de cette figure du libraire pour secouer le joug de l’église. Jodoin n’est pas un libraire exemplaire, il n’aime pas lire, mais a pourtant un sens de ce qui est un bon livre ou un mauvais livre. Les livres du capharnaüm qui devaient être portés dans une ferme, il les vend à une librairie d’occasion de Montréal et garde l’argent pour lui. Bessette s’est refusé à imaginer un homme attaché aux livres,  faisant de la lecture une nouvelle religion, celle de l’avenir. Les livres servent la vie. Ils ne sont pas sacrés et il est question de ne pas suivre la morale étroite que préconise l’index. Jodoin est un héros sans héroïsme, celui par qui le scandale arrive. On l’aime, parce qu’il n’a pas que du respect pour les livres et qu’il sait profiter de ceux-ci.

Quel portrait des libraires ferait un Bessette en 2016? En l’absence de censure, les lectrices et lecteurs ont l’embarras du choix. Comment se retrouver parmi tous les titres? Je me perds souvent parmi les rayons des librairies. J’y erre des heures à la recherche de textes qui me feraient signe à moi, juste à moi. C’est alors que je demande à mes libraires ce qu’ils ont en tête pour moi, ce qu’ils ont lu et ce dont ils ont entendu parler. Avec le temps, ils ont appris à me connaître, à ne pas me conseiller certaines choses, à comprendre ce qui m’exaspère et ce qui m’émeut ou encore à prendre des risques avec moi, en me disant: «je ne sais pas si vous aimerez cela, mais …»Et je reviens pour discuter le coup, pas toujours convaincue des suggestions.

La librairie n’est pas seulement un point d’achats à la va vite, elle reste un des lieux où l’on parle encore des livres, à bâtons rompus, sans prétendre les analyser ou tout dire sur eux. Les libraires sont des contestataires d’un ordre du monde qui veut leur disparition. Ils résistent, à leur façon, à l’air du temps. Ce ne sont pas des agents du progrès, mais des conservateurs d’un présent fragile. Dans les espaces précaires que sont devenus les petites librairies, ils veillent à ce que le présent soit un peu moins homogène, à ce que l’on ne lise pas tous la même chose et à faire entendre les livres . 

Les libraires peuvent garder un petit quelque chose de ratoureux comme Jodoin. Cela ne dérange pas. Je ne cherche pas pour me conseiller la personne exemplaire ou encore un rat de bibliothèque. Je n’oublie pas que les livres, il faut les vendre, bien que ce genre de commerce rapporte souvent très peu.  Mais les libraires sont  aussi là pour défendre mes libertés: celle que j’ai à rencontrer des livres, par hasard, à travers leurs paroles ou sur les rayons, celle que j’ai à feuilleter des pages, à parcourir une couverture et à me dire: «non, ce livre-là n’est pas pour moi» et à passer au suivant… Je remercie tous les Jodoin du  monde actuel de m’accueillir encore dans les librairies. Cette hospitalité, que voulez-vous, m’est nécessaire…


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