Rédacteur invité : Marc Cassivi

La librairie du quartier
On s’y arrêtait en famille, le week-end, pour flâner pendant une ballade dans le quartier. Les enfants s’appropriaient le coin des petits, feuilletaient des livres illustrés. Je découvrais dans les rayonnages l’assemblage de titres choisis, butinant d’une couverture à une autre, humant l’odeur des livres, scrutant les nouveaux arrivages et les sélections des libraires, un couple de passionnés.
Voir mes garçons se perdre dans ce dédale de livres, avec le même enthousiasme que dans un magasin de jouets, m’a longtemps réjoui. Il y a quelques années, le couple de libraires s’est réfugié dans un autre quartier, où les loyers sont moins chers. «Si une librairie ferme, c’est le cœur d’une ville qui s’arrête», dit Dany Laferrière. Celui d’un quartier aussi.
Ma librairie de quartier, comme bien d’autres, peinait à survivre. Elle était tenue à bout de bras par des érudits, pas snob pour deux sous, portant une attention particulière à des livres moins populaires, et pourtant nécessaires, d’éditeurs moins connus, que l’on ne retrouve pas partout ailleurs. Le maillon chancelant d’une chaîne qui n’est pas un fonds de commerce, mais un écosystème. Celui, fragile, du livre.
Être libraire est une vocation. On ne vend pas un livre comme on vend du pot pourri. Notre librairie du coin a fait naître chez mes enfants, dès leur plus jeune âge, le goût de la lecture. C’est là que le plus vieux surtout est devenu, quasi à mon insu, un boulimique de lecture. Je me souviens de ce moment magique lorsque, à 6 ans, il a appris à lire.
Un an plus tôt, toutes ces lettres n’étaient encore pour lui que des hiéroglyphes. Clés d’un monde opaque dont il était exclu. Un coffre aux trésors de vingt-six symboles qui, selon leur disposition, peuvent tout décrire, tout exprimer. Mais dont il n’arrivait pas à déchiffrer le sens. Et puis le casse-tête a pris forme, comme une pierre de Rosette. Les hiéroglyphes se sont traduits par des mots qui ont formé des phrases qui sont devenues des histoires.
J’adorais ces moments de douceur alanguie où ils se blottissaient contre moi sur le lit, son petit frère et lui. Leurs pyjamas qui sentaient la lessive, leurs cheveux humides au parfum d’agrumes, la douceur de leurs joues contre mes bras. Nos yeux rivés sur Je suis fou de Vava de Dany Laferrière ou Frisson l’écureuil de Mélanie Watts. La chaleur de ce rituel du soir dont je suis aujourd’hui nostalgique.
J’aimais écouter sa voix hésitante s’habituer lentement aux rigueurs de la ponctuation. Les pauses qu’il prenait entre les paragraphes, pour reprendre son souffle. Quand il butait sur un mot, je le revoyais un an plus tôt tenter de décrypter, d’abord en se tordant la bouche, puis avec de plus en plus de facilité, toutes ces syllabes faites de consonnes et de voyelles.
Un jour, votre enfant vous demande de lui lire une histoire. Et quelques semaines plus tard, il y arrive tout seul. Cette prise de conscience du potentiel des mots, cette découverte fulgurante d’un univers jusqu’alors inaccessible, cet accès à la compréhension de la langue – un cerveau vierge qui assimile, sans le moindre repère, les bases du français –, tout ça a quelque chose de miraculeux.
Les livres sont devenus pour lui des objets précieux. Ses yeux s’illuminaient quand il recevait par la poste un nouveau «J’aime lire», titre de collection qu’il portait comme un étendard. Pendant les vacances, il a aménagé un «coin lecture» dans le jardin, avec des chaises, des tables et des couvertures. Maman avec le dernier Siri Husvedt, papa s’essayant une nouvelle fois à L’Aleph de Borges, les garçons avec une pile de bandes dessinées.
C’est grâce à une causerie à la librairie du quartier qu’il a découvert Claude Ponti, son auteur préféré. Sa rencontre avec cet écrivain et illustrateur fantasque, dont il appréciait l’humour absurde, a été déterminante dans son amour de la lecture. Le nombre de fois que nous avons lu ensemble Le Nakakoué…
Un jour, votre enfant ne sait pas lire le mot «sorcier». Deux ans plus tard, il a dévoré les sept tomes de Harry Potter. Nous étions partis en voyage avec le sixième tome de la série, une brique de 720 pages. Dix jours plus tard, je me surprenais à acheter la version numérique du dernier tome, dont il n’a fait qu’une bouchée. «Je préfère les livres en papier», m’avait-il confié, après avoir relevé quantité de coquilles.
Aujourd’hui, il se contente surtout des lectures obligatoires de son troisième secondaire. Mais ce plaisir de la lecture, né dans l’enfance, est là pour rester. Sans compter qu’une nouvelle librairie vient d’ouvrir dans le quartier…
par Marc Cassivi
Crédit photo : Alain Roberge
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