| Rédacteur invité : Patrick Senécal

Rédacteur invité : Patrick Senécal

Rédacteur invité : Patrick Senécal

9 mai 2019 - Actualités

Il m’est arrivé une drôle d’histoire, l’autre jour.

J’étais dans une ruelle de la plaza St-Hubert lorsque je découvre une vieille lampe par terre, genre Aladin. Pour rire, je la frotte, et devinez quoi? Hé oui, un génie en sort, c’est tout de même incroyable. Enfin, je ne sais pas si c’était un ou une génie, ce n’était vraiment pas clair, c’était peut-être un génie LGBT (après tout, eux aussi ont le droit de choisir), mais pour alléger mon récit, disons que c’était un génie.

— Salut à toi, mortel. Aujourd’hui est ton jour de chance. Tu peux demander trois vœux, je les exaucerai.

— C’est vrai? Hé ben dis donc, ça tombe bien, parce que j’ai justement quelques problèmes.

— Commande et j’obéirai.

— Alors, tout d’abord, j’aimerais apprendre à prioriser mes lectures.

— Pardon?

— Oui, c’est que, vois-tu, j’ai vraiment beaucoup de livres chez moi que je n’ai pas encore lus, beaucoup trop, et quand vient le temps d’en commencer un, je sais pas lequel choisir. J’en ai même le vertige, un peu comme le personnage dans La Bibliothèque de Babel, de Borges. Tu connais?

— Heu, non.

— Peu importe. J’ai essayé de mettre un système en place, je t’explique: j’ai une section de romans classiques, une autre de romans québécois, et une autre varia. J’alterne de catégorie à chaque lecture, tu comprends? Et pour chaque catégorie, je pige au hasard un nombre entre un et 100, je décompte parmi le tas de bouquins et prend celui indiqué par le chiffre. Mais ce n’est pas très au point, parce que je sens qu’avec un tel système, je suis en retard sur des œuvres récentes dont tout le monde parle. Et je ne peux pas me résoudre à un seul type de roman, qu’un genre, qu’une époque ou qu’une nationalité : tout m’intéresse. À part peut-être les pures histoires d’amour, ça m’allume moins, mais encore là, il y a des exceptions… Alors voilà, je voudrais trouver une meilleure méthode, d’accord?

— Je… OK, je vais voir ce que je peux faire.

— C’est vraiment aimable. Merci, vieux. Ou vieille, je sais pas si…

— Il te reste deux voeux. Je te rappelle que tu peux demander n’importe quoi, je n’ai pas de limite: si tu rêves d’avoir dix millions de dollars, ou devenir le plus grand séducteur vivant, ou être en nomination pour le Prix des Libraires même si tu ne publies ni chez Alto, ni au Quartanier…

— OK, voici mon second souhait: chaque fois que je vois mes piles de livres à lire, je me dis que j’arriverai jamais à bout.

— Ah… vraiment?

— Parce que crois-le ou non, je continue à en acheter, sans cesse, un vrai compulsif. Et là, j’ai fait un constat terrible l’autre jour: j’aurai pas assez d’une vie pour lire tout ce que je veux. T’imagines le drame? C’est affreux! À moins de m’y mettre toute la journée, comme l’héroïne de « La Lectrice » de Raymond Jean, tu connais?

— Non.

— C’est pas grave. Des films, oui, on peut en écouter un par soir, même deux. Mais des romans! En fait, je lis pas assez vite, je sais pas pourquoi. Je pense que je lis intérieurement comme si je le faisais à haute voix, je joue les personnages dans ma tête, c’est con, hein? Alors, voilà, je veux avoir le temps de passer à travers tous les bouquins qui m’intéressent.

— (raclement de gorge) OK, c’est noté…

— Vraiment sympa, man. Chill, dude. Cool.

— Il te reste un voeu. Je me permets de répéter que tu peux me demander vraiment, vraiment, vraiment n’importe quoi, comme la paix dans le monde, l’égalité totale entre hommes et femmes, la disparition de Radio X…

— Ah, je sais! Je voudrais que tu me donnes la volonté de résister aux librairies.

—De résister…

—… aux librairies! Parce que chaque fois que j’en vois une, il faut que je la visite, c’est plus fort que moi! Même quand je suis dans un pays étranger dont je ne parle pas la langue, j’entre dans les librairies que je croise, fou de même! J’ai l’impression d’être un personnage du romancier Carlos Ruiz Zafon, tu connais?

— (soupir) Non.

— Dis donc, pour un génie, t’as pas beaucoup de culture… Bref, une librairie, pour moi, c’est un lieu de joie suprême et de complète félicité. Entouré de livres, je peux pas être malheureux. Et le pire, c’est qu’elles ont toutes leur personnalité propre! Je parle pas des grandes surfaces, là, mais des vraies librairies avec des libraires passionnés, qui développent leurs spécialités, qui conseillent, qui te voient arriver et qui, en te reconnaissant, lancent: « Ah, j’ai quelque chose pour toi! ». Comment ne pas entrer dans un endroit comme ça, hein? Faut me donner la force de résister, tu comprends?

— Bon, alors voilà: je te propose te régler ça en une seule action: j’élimine toutes les librairies.

— Hein?

— S’il n’y a plus de librairie, j’exauce tes trois souhaits. En fait, je vais y aller mollo et éliminer seulement les librairies indépendantes, puisque ce sont tes préférées et que les autres sont beaucoup moins tentantes….

— Ça va pas, non?

— Ben quoi? Tes problèmes semblent tellement graves, moi, j’essaie juste de t’aider.

— Ils sont quand même pas si graves! Enfin, je veux dire que c’est… qu’ils…

— Qu’est-ce qui se passe? Tu te rends compte que tes petits tracas n’en sont pas vraiment? L’auteur à succès qui se plaint qu’il a trop de livres à lire et qu’il aime trop les librairies vient de se rappeler du monde dans lequel il vit et…

— Ça va, ça va, j’ai compris… On oublie ça, OK?

— Tes désirs sont des ordres, maître.

Et il a disparu dans un nuage de fumée. Morose, j’ai donné un coup de pied dans la lampe et suis sorti de la ruelle. Sur la rue St-Hubert, je me suis retrouvé devant la librairie Raffin et me suis arrêté. J’ai résisté pendant quelques secondes, puis, vaincu, me suis dirigé vers l’entrée. Et en poussant la porte, j’ai eu un flash et me suis traité de con…

Merde, j’aurais dû demander au génie d’éliminer Amazon.

 

par Patrick Senécal

Crédit photo : Karine Davidson Tremblay

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